Les effets délétères de la démoustication sur les écosystèmes camarguais.
La Camargue est l’un des derniers sites naturels sur un littoral méditerranéen français rongé par l’urbanisation, l’industrialisation et les infrastructures touristiques. Au-delà de ses paysages emblématiques, la Camargue est une zone humide d’une valeur écologique exceptionnelle, recélant une grande richesse d’espèces et de milieux qui font d’elle un joyau de la biodiversité européenne. Elle est également un exemple remarquable de conciliation entre les activités humaines et le maintien d’une forte naturalité à travers un projet de territoire construit par un parc naturel régional et une réserve de biosphère.
Ce patrimoine unique est aujourd’hui menacé par une campagne de démoustication menée à titre expérimental depuis août 2006 (l’arrêté préfectoral autorisant sa reconduction doit être signé le 20 décembre par le préfet des Bouches-du-Rhône).
Visant la réduction des nuisances occasionnées par les moustiques dans deux villages du sud de la Camargue, la démoustication s’effectue par épandage d’un agent biologique (le BTI, Bacillus thuringiensis israelensis) sur une surface de 6 500 hectares, comprenant des espaces naturels dédiés à la protection de la biodiversité.
Les résultats de cinq années de suivi scientifique ne laissent aucun doute quant à l’effet délétère de cette démoustication sur les écosystèmes camarguais. Le BTI tue les larves de moustiques, mais aussi celles d’autres espèces de diptères comme les chironomes qui sont consommés par une grande diversité d’espèces aquatiques et terrestres. Des répercussions rapides et d’une ampleur inattendue ont été observées chez les libellules, les araignées, les passereaux des roselières et les hirondelles. En détruisant un maillon de base des chaînes alimentaires, c’est l’ensemble des interactions entre espèces qui s’en trouve bouleversé.
Or les enjeux d’une telle expérimentation sont explicites. Il s’agit exclusivement d’une démoustication «de confort». Elle n’est en rien justifiée par des mesures de prévention contre des maladies émergentes (chikungunya, dengue ou virus du Nil occidental) qui sont transmises par des espèces de moustiques peu communes en Camargue et non visées par les traitements actuels. Bien au contraire, la poursuite de cette action augmente les risques sanitaires pour au moins deux raisons.
Premièrement, la présence d’une quarantaine d’espèces de moustiques en Camargue réduit les risques d’implantation des espèces vectrices de ces maladies du fait de la compétition que peuvent exercer les moustiques autochtones à leur encontre. D’une façon générale, on sait que toute réduction de la biodiversité tend à favoriser l’installation et la prolifération d’espèces exotiques, comme le sont les moustiques qui transmettent ces maladies.
Deuxième raison, à plus large échelle, l’absence de démoustication en Camargue faisait de ce territoire un réservoir sensible aux insecticides en plein cœur des régions du littoral méditerranéen traitées de longue date. On sait maintenant que la résistance au BTI est parfaitement possible pour les moustiques. Afin d’éviter une évolution rapide de la résistance et pour conserver des solutions efficaces si des interventions véritablement sanitaires s’avéraient nécessaires, il est donc primordial de conserver ce refuge non démoustiqué en Camargue. L’utilité d’un réservoir non traité repose ainsi sur le même raisonnement qui pousse à limiter l’emploi des antibiotiques pour freiner l’émergence de souches pathogènes résistantes.
Ce problème renvoie plus généralement à la nécessité d’arbitrer entre une demande de confort ou de développement économique à court terme et la préservation des grands processus écologiques sur le long terme, processus dont dépendent les êtres humains autant que les autres espèces vivantes.
Au vu des résultats scientifiques et de l’engagement de la France à protéger la biodiversité, il nous semble urgent que le ministère chargé de l’Ecologie et de l’Environnement se saisisse de ce dossier et fasse cesser au plus vite la démoustication des espaces naturels dans l’enceinte du parc naturel régional de Camargue. Il en va non seulement d’une urgence écologique mais également d’un principe de précaution quant aux risques que la dégradation de la biodiversité représente pour la santé humaine.
Les signataires : Robert Barbault Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC), Paris. Gilles Bœuf Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC), président du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), Paris. Jacques Blondel Directeur de recherche émérite CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (Cefe), Montpellier. Pierre-Henri Gouyon Professeur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), Paris. Jean-Dominique Lebreton Membre de l’académie des Sciences, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (Cefe), Montpellier. Yvon Le Maho Membre de l’académie des Sciences, directeur de recherche CNRS à l’Institut pluridisciplinaire Hubert-Curien (IPHC), Strasbourg. Doyle McKey Professeur à l’université Montpellier-II. Michel Raymond Directeur de recherche CNRS à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier (Isem), Montpellier. John Thompson Directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (Cefe), Montpellier.
Article paru le 16 décembre 2011, sur le site Internet du journal Libération
Une pétition a été lancée par l'association NACICCA pour s'opposer à la démoustication de cet espace naturel : ici