Le déclin de la nature
Dominique Berteaux, Professeur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en biodiversité nordique (Université du Québec à Rimouski), m'a fait parvenir ce document. Je vous en livre l’intégralité ci-dessous. Je m’associe pleinement à l'émotion ressentie par Dominique. Et vous ?
N’hésitez pas à laisser vos commentaires et à partager cet article.
« Le journaliste britannique Michael McCarthy a publié le 19 décembre 2012, dans le quotidien anglais The Independent, un article qui m’a touché.
Je vous en propose une traduction un peu abrégée. Une traduction où j’ai surtout tenté de conserver l’émotion du sujet. La version originale est ici.
« Notre génération a vu un grand déclin que l’on n’arrive pas bien à nommer
C’est bien connu en psychothérapie : mettre un nom sur une maladie change radicalement la façon dont on s’en occupe. Par exemple, admettre qu’un proche est alcoolique donne tout à coup un sens à des années de comportements irrationnels. Beaucoup de gens ont des troubles qu’ils n’arrivent pas à nommer, mais dont ils sentent chaque jour la présence. Leur donner un nom ne les fait pas disparaitre, mais cela aide à vivre avec.
Je sens depuis longtemps que quelque chose de similaire s’applique à la nature de Grande-Bretagne. Certaines personnes ressentent la présence d’une maladie, une maladie qui les angoisse, mais qu’ils ne peuvent nommer et dont ils ne réussissent pas à parler. Les personnes qui ressentent cela sont les plus âgées (50 ans et plus). Ce sont des baby-boomers, la génération de l’après-guerre devenue adulte dans les années soixante, toujours identifiée à l’explosion des libertés et au rock ’n’ roll.
L’angoisse qu’ils ressentent vient d’une transformation du monde qu’ils ont vue, mais qu’ils ont du mal à saisir. Une transformation plus subtile que, par exemple, la destruction des forêts tropicales. Une transformation dont la brutalité n’éclate sur aucune photo, contrairement aux flammes de l’Amazonie dévastée. Mais elle est là, bien réelle, elle est importante pour eux, même s’ils ne peuvent pas mettre le doigt dessus, la nommer.
Beauté passée
J’ai d’abord ressenti cela il y a 12 ans, alors que The Independent lançait une campagne pour protéger le moineau domestique et comprendre sa disparition de Londres et des autres villes. Parmi les centaines de courriers de lecteurs, beaucoup se résumaient à « Merci, je pensais être le seul à avoir remarqué la disparition de cette espèce ! ». Beaucoup avaient noté la disparition du moineau domestique, mais souvent de façon presque inconsciente, sans vraiment la formuler ni même y penser.
Plus récemment, cependant, j’ai réalisé que ce qui avait changé dans la vie des baby-boomers de Grande-Bretagne était une disparition plus générale : celle de l’abondance de la nature. Tout était plus abondant il y a un demi-siècle. Plus de fleurs, plus d’oiseaux, plus de papillons, plus d’insectes surtout. La génération des baby-boomers avait grandi au milieu de cette abondance, comme chaque génération avant elle.
Les plus jeunes ne se rendent pas compte de la transformation dont je parle. Leur seule référence est le monde qu’ils ont côtoyé en grandissant. Mais quand j’ai commencé dans cette chronique à parler de la perte de l’abondance de la nature, il y a deux ans, de nombreux commentaires ont suivi, surtout des plus âgés. Le sujet fait beaucoup réagir.
Usé jusqu’à la corde
Les plus de 50 ans se souviennent des énormes volées de vanneaux huppés dans la campagne, des bruants proyers sur chaque fil télégraphique, des nuages d’étourneaux tournoyant à la fin du jour. Ils se souviennent des massifs compacts d’orties pleines de chenilles, des vergers remplis de fleurs, des jardins peuplés d’oiseaux et des fossés pleins de grenouilles et de crapauds. Tout est parti. L’image la plus commune (rapportée dans trois courriels successifs) est celle du pare-brise de l’auto couvert de papillons de nuit et d’autres insectes, à chaque voyage, lors de chaque nuit d’été. Maintenant, les pare-brise sont propres.
Que signifie cette disparition pour les gens chez qui elle provoque une angoisse, une angoisse sans nom ? Après tout, pourquoi s’angoisser de quelques insectes nuisibles en moins? Je crois que les plus âgés ressentent, même s’ils ne peuvent bien l’exprimer, qu’il est arrivé un changement profond au tissu même de l’existence, à la trame de la vie.
Pendant un demi-siècle, la génération des baby-boomers a été définie par la liberté des sixties, le sexe, la drogue et le rock. Maintenant qu’elle arrive à la fin de son temps, on peut commencer à la définir autrement. Cette génération a vu l’ombre s’abattre sur la Terre, elle a assisté au grand déclin. Elle a vu le tissu vivant de la nature, jadis si riche, se dénuder, s’effilocher, s’user jusqu’à la corde. »
Ouf, quel texte!
Je sais ce que vous pensez. Quelle est la part de nostalgie dans tout ça ? C’est normal de regretter le bon vieux temps, celui de la jeunesse. Tout change, c’est normal. Et puis, on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. On a perdu la nature, mais on a gagné une vie plus facile et plus longue.
Oui, peut-être. Mais permettez-moi cependant de ressentir cette angoisse, bien que n’ayant pas atteint les 50 ans. Elle transpire des masses de chiffres et des épais rapports que je lis chaque jour dans mon travail de chercheur.
Je suis persuadé que cette angoisse a quelque chose à nous apprendre sur notre rapport au monde. Quelque chose que je n’arrive pas bien à nommer.
Dominique Berteaux, Université du Québec à Rimouski, 2013 »