L’ingénierie écologique, nouvel oxymore ou nouveau paradigme écologique ?
Directeur de Recherche CNRS, IMBE, Université d’Avignon
Un article publié par La Société Française d’Ecologie (SFE) le 5 avril 2013.
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Mots clés : Biodiversité, fonctionnement, populations, communautés, écosystèmes, paysages,
services écosystémiques, écologie appliquée, restauration écologique, méthodes, espèces ingénieurs
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Plongeant ses racines dans les sciences forestières (Marage, 2011) et en agronomie (Altieri, 1989), l’ingénierie écologique est apparue aux Etats-Unis il y a une quarantaine d’années et ne s’est développée que lentement en France (Barot et al. 2012). Deux initiatives ont cependant permis de faire émerger une communauté scientifique francophone concernée par ce cadre disciplinaire au cours des vingt dernières années : le programme « Recréer la Nature » lancé par le ministère chargé de l’environnement en 1993 (Chapuis et al., 2002), et plus récemment le programme interdisciplinaire de recherche Ingeco-Ingecotech cofinancé par le CNRS et l’IRSTEA pour la période 2007-2012 (Abbadie, 2010).
Ce deuxième programme a permis la naissance et/ou le soutien de trois réseaux nationaux autour de la restauration écologique (Réseau d’Echanges et de Valorisation en Ecologie de la Restauration, REVER), du génie biologique (Association Française de Génie Biologique pour le contrôle de l’érosion des sols, AGéBio) et de l’ingénierie écologique au sens large (Groupe d’Application de l’Ingénierie des Ecosystèmes, GAIE) qui ont déjà produit de nombreuses publications à destination des chercheurs et des praticiens de l’ingénierie écologique (voir les liens Internet et la bibliographie en fin d’article).
Mais qu’est-ce au juste que l’ingénierie écologique ? Une nouvelle discipline ? Un simple synonyme d’écologie, appliqué à un cadre disciplinaire nouveau ? Un ensemble de techniques appliquées à la restauration des habitats ?…
Qu’est-ce que l’ingénierie écologique ?
La dernière proposition de définition, actuellement en cours de validation sémantique, est celle de la Commission de terminologie du Ministère de l’écologie, qui définit l’ingénierie écologique comme « l’ensemble des connaissances scientifiques et des pratiques fondées sur les mécanismes écologiques et utilisables pour la gestion adaptative des ressources, la conception, la réalisation et le suivi d’aménagements ou d’équipements ». Le génie écologique est quant à lui défini par cette même Commission comme « les activités d’études et de suivi, de maitrise d’œuvre et de travaux favorisant la résilience des écosystèmes et s’appuyant sur les principes de l’ingénierie écologique ».
Photo 1. Restauration expérimentale de fonds de carrière sèche par transfert de plaques de la végétation steppique de référence dans la plaine de Crau. Il s’agit ici, par ingénierie écologique, de réaliser une véritable greffe d’écosystèmes. © Renaud Jaunatre.
Suivant cette définition, certains auteurs (Gosselin, 2008) préconisent même que l’ingénierie écologique soit à l’écologie scientifique ce que la médecine est à la biologie humaine… Ces dernières définitions ont l’avantage de bien séparer ce qui relève de la discipline scientifique, d’une part, des domaines de la pratique et de l’intervention, d’autre part. Auparavant, l’ingénierie écologique avait été cependant définie de façon beaucoup plus large comme « l’application des principes de l’écologie à la gestion de l’environnement » (American Ecological Engineering Society, 2010). En effet, notre planète traverse aujourd’hui une crise environnementale liée à l’influence prépondérante de l’homme sur la biosphère. Celui-ci est le principal acteur des changements globaux (climatiques et/ou d’usages), de la 6ème grande crise d’extinction de la biodiversité, de l’épuisement des ressources non renouvelables mais aussi du franchissement de seuils de transition catastrophique des écosystèmes (cf. Regard n°37), etc.
L’un des enjeux majeurs pour une gestion durable d’un monde « fini » est alors notamment le pilotage de dynamiques environnementales selon des trajectoires et vers des objectifs bien définis, notamment en termes de durabilité (Jones et al., 2008). Cela implique nécessairement une certaine maîtrise des processus du vivant à des niveaux d’intégration inhabituels (populations, communautés, écosystèmes, paysages).
Fig.1 : Articulation entre écologie ingénieriale, ingénierie écologique
et génie écologique (Freddy Rey, IRSTEA, inédit).
Ce travail de sémantique récent initié dans le cadre du plan d’action du Ministère de l’écologie pour la structuration d’une filière regroupant les professionnels de ce domaine était donc plus que nécessaire. En effet, historiquement, le terme d’ingénierie se rapporte à la conception, tandis que le terme de génie se rapporte plutôt à la construction : génie civil, génie militaire, génie industriel, etc. Cependant, l’ingénierie sous-entend aussi les capacités « … de prévoir, créer, organiser, diriger et contrôler des travaux sous tous leurs aspects et nécessitant un travail de synthèse et de coordination… ». L’ingénierie écologique ne serait-elle alors au fond qu’un oxymore car, peut-on réellement espérer dans l’état des connaissances scientifiques actuelles « prévoir, créer et organiser » des travaux pour gérer l’ensemble des interactions entre les êtres vivants et leurs milieux (définition basique de l’écologie) quels que soient les niveaux d’organisation du vivant et les échelles d’espaces et de temps concernées !
Devant cette difficulté, il serait plutôt opportun selon certains chercheurs de parler « d’écologie ingénieriale », qui serait une discipline scientifique articulée autour de la démarche d’ingénierie. Cette discipline serait alors intégrée dans un projet appliqué d’ingénierie (Gosselin 2011), un peu comme l’écologie de la restauration s’intègre aux opérations de restauration écologique des écosystèmes (Clewell & Aronson, 2013).
La science de référence restant l’écologie, ces deux disciplines seraient alors simplement des domaines d’application. Il faut cependant signaler que les domaines de définition de l’écologie de la restauration et de l’ingénierie écologique font encore aujourd’hui l’objet de débats (Mitsch, 2012).
Applications concrètes de l’ingénierie écologique
Très concrètement, l’ingénierie écologique peut alors se comprendre de deux manières. Au sens strict, c’est plutôt une manipulation in situ de systèmes écologiques dans un contexte éco-systémique explicite. Au sens large, l’ingénierie écologique désigne la gestion d’écosystèmes et la conception d’aménagements durables, adaptatifs, multifonctionnels, inspirés de ou basés sur les mécanismes qui gouvernent les systèmes écologiques. Les objectifs de l’ingénierie écologique peuvent donc se décliner en trois axes principaux (Dutoit, 2012) :
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réhabilitation/restauration d’écosystèmes dégradés, de communautés, de paysages ; éradication d’espèces invasives ou au contraire la réintroduction d’espèces (cf. Photo 1),
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création de nouveaux écosystèmes durables qui ont une valeur pour l’homme et pour la biosphère (cf. Photo 2),
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mise au point d’outils écologiques pour résoudre ou prévenir des problèmes de pollution, maintenir, rétablir ou favoriser la production de services écosystémiques (cf. Regard n°4).
Photo 2. Dispositif expérimental pour la création d’un couvert « écosystémisé » sur le toit du département Génie Biologique de l’IUT d’Avignon. Il s’agit ici de recréer un écosystème durable à partir de la reconstitution de communautés végétales pionnières des éboulis et substrats rocheux méditerranéens. © Carmen van Mechelem.
La restauration écologique constituerait donc bien, pour partie, un des axes de l’ingénierie écologique. Pour partie seulement, car toute restauration écologique n’est pas automatiquement basée sur « des pratiques fondées sur les mécanismes écologiques utilisables pour la gestion adaptative ». Au contraire, bien souvent les techniques de restauration font appel aux principes de l’ingénierie civile et aux techniques du génie civil largement basées sur des interventions lourdes (engins de travaux publics) fortement consommatrices de ressources non renouvelables (énergies fossiles) et émettrice de polluants (CO2, NOx) eux-mêmes, impliqués dans les changements climatiques globaux (effet de serre). Réside donc ici toute l’ambiguïté d’une restauration écologique dont les moyens d’actions sont non durables, accroissant de fait la crise environnementale planétaire (Dutoit et al. 2013, in press). Le même diagnostic pourrait être appliqué aux techniques d’ingénierie écologique basées sur l’utilisation du vivant (phytoremédiation) mais dont le mauvais pilotage pourrait avoir des conséquences graves sur la biodiversité (utilisation d’espèces potentiellement invasives, par exemple).
Il est donc clair que les définitions usuellement admises pour la restauration et l’ingénierie écologique gagneraient à systématiquement intégrer, non seulement des objectifs en faveur de la biodiversité (cf. Regard n°1), mais également celui d’une utilisation durable de cette même biodiversité dans des contextes où les processus écologiques (auto-organisation, homéostasie*) sont systématiquement privilégiés (cf. Photo 2 ci-dessus).
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