Les effets négatifs de la chasse sélective aux trophées
Un article de Sophie Payeur, Service Médias de l'Université de Sherbrooke (Québec, Canada), 9 décembre 2013 :
Un mouton «aussi gros qu’un cheval, avec de si grosses cornes que c’était merveille à voir». C’est ainsi que les explorateurs décrivaient, il y a 500 ans, le mouflon d'Amérique. Aujourd’hui, le biologiste Marco Festa-Bianchet craint que la chasse ait raison de la majesté légendaire du seigneur des Rocheuses.
Natif des alpes italiennes, Marco Festa-Bianchet a immigré dans les Rocheuses de l’Alberta au milieu desquelles il a vécu pendant 13 ans. Les paysages neigeux et escarpés, il connaît bien. «Peu d’espèces sont aussi bien adaptées aux montagnes que le mouflon», soutient le biologiste. Le mâle – bélier – demeure toujours l’un des trophées les plus convoités par les chasseurs, attisés par ses impressionnantes cornes incurvées. Mais pour combien de temps encore ?
Les trophées de chasse, d’hier à aujourd’hui
«La taille des cornes des animaux récoltés a diminué», signale Marco Festa-Bianchet, qui étudie l’ongulé depuis plus de 30 ans. Dans une enquête tout juste publiée dans le Journal of Wildlife Management, le chercheur décortique les données recueillies sur plus de 7000 béliers tués au cours des 37 dernières années en Alberta. L’entreprise a été effectuée avec la collaboration de sa collègue Fanie Pelletier, du Département de biologie de la Faculté des sciences, et de gestionnaires de la faune du gouvernement albertain. «Plus préoccupant encore, les individus sont plus âgés que ceux tués il y a 30 ans, signale le chercheur. Cela suggère un ralentissement de la croissance des cornes.»
De 1980 à 2010, l’âge des béliers récoltés est passé de 6,8 ans, en moyenne, à 7,5 ans. L’équipe a également observé un déclin dans la récolte des mâles âgés de 4 à 5 ans : de 25 % qu’ils étaient en 1980, ils ne représentent plus que 10 % aujourd’hui. La longueur des cornes, quant à elle, a diminué d’environ 3 cm – une perte de 3,5 %. Cette diminution, en apparence anodine, est fort probablement sous-estimée, précisent les signataires de l’étude, puisqu’il est illégal d’abattre des béliers aux trop petites cornes; ces prises ne figurent pas dans les relevés de chasse, comme l’avait démontré en 2012 une étude de la même équipe, étude publiée dans Biology Letters.
La chasse sélective au bighorn ram
En Alberta, la chasse au mouflon est régie par le critère du «4/5 curl», qui exige que les cornes des individus récoltés aient complété 4/5 de la boucle formée. Chaque résident albertain peut acheter un permis qui lui consent l’abattage d’un bélier; les chasseurs ayant capturé un individu doivent attendre une année avant de pouvoir chasser de nouveau. La saison débute à la fin août-début septembre et se termine à la fin octobre. Mais les béliers répondant au critère du «4/5 curl» sont rares; seulement 5 % à 8 % des chasseurs, en effet, réussissent annuellement à tuer une bête.
Les non-Albertains peuvent aussi chasser le mouflon, jusqu’à concurrence de 80 permis délivrés annuellement. La loi oblige ces chasseurs à pratiquer sur des aires spécifiques et à s’adjoindre les services d’un guide, moyennant des frais de 25 000 $ à 30 000 $. «Les chasseurs étrangers convoitent les meilleurs trophées, et ça se comprend», souligne celui qui a déjà chassé le mouflon lorsqu’il vivait en Alberta. Ces touristes obtiennent un taux de succès d’environ 50 %. Fait troublant : la taille des cornes recueillies par ces chasseurs n’est pas plus importante que celles récoltées par les résidents Albertains.
«Cela va à l’encontre de la croyance populaire, affirme Marco Festa-Bianchet. Désormais, il n’y a plus de différence entre la taille des cornes récoltées par les résidents et celles récoltées par les touristes, venus chasser à grands frais.»
Si son étude ne permet pas de confirmer son hypothèse hors de tout doute, le chercheur n’en démord pas : la chasse sélective a bel et bien effectué une sélection, au détriment des individus les mieux nantis pour assurer le maintien d’une population vigoureuse. «Des individus matures, parvenus à leur plein potentiel reproducteur et aux cornes bien développées, il n’y en a pratiquement plus», dit le chercheur.
Une menace pour la vigueur de l’espèce
En temps normal, la sélection naturelle favorise les individus mûrs et robustes, qui bénéficient d’une génétique forte et présentent un succès reproducteur important. La descendance de ces super géniteurs est assurée par des brebis plus grandes que la moyenne, des mamans en devenir à la constitution solide. «Ce sont ces caractéristiques physiologiques qui tendent à être éliminées par la chasse sélective», dit Marco Festa-Bianchet.
Lire la suite ici